Agnès Giard pour le blog "les 400 culs" Libération
Je te prends, tu me prends…Toutes les relations humaines, y compris les relations familiales, sexuelles et interpersonnelles ne sont-elles que les formes d'un éternel combat pour la prise de pouvoir ? Pour la peintre Anne Van Der Linden, qui vient de publier une Anthologie de son oeuvre la violence et le sexe semblent si intimement liés qu’on se demande avec angoisse si elle n'a pas raison, au fond : la racine du sexe, c'est le mal.
Véritable entreprise de démolition, Anne Van Der Linden joue avec l’inacceptable. Ses dessins (regroupés dans un livre magnifique publié aux éditions de l'Usine) renvoient dos à dos femelles ogresses et mâles sadiques : ils s’entre-crucifient à qui mieux mieux, avec un plaisir évident. Délices ou sévices ? Peu importe. Au-delà du mal et du bien, Anne se défoule en peignant des jouisseuses éventrées, des transgressions à con ouvert et des entrailles turgescentes dignes de «Dürer ou Bosch, Otto Dix ou Beckmann» (je cite la revue NY Arts).
«Après avoir vu mes tableaux, il y a des gens qui viennent me traiter de grosse cochonne en disant : "Eh bien, t'aimes ça dis donc !", "Sucer des bites, ça doit te travailler". Je leur réponds : "Evidemment !" Mais ça les choque. J'ai l'impression qu'il y a encore un tabou sur la sexualité.»
Anne Van der Linden a une vision dantesque de la sexualité. Dans ses tableaux, les femmes attachent des hommes sur un barbecul ou les promènent par la queue dans des jardins pubiques… D'une main, elles manient le fouet, de l'autre la caresse. «Ces femmes me ressemblent, affirme Anne. Elles ont à peu près mes mensurations.» Quant aux hommes, ce sont des amis : Anne ne fait subir les pires outrages qu'à ceux qu'elle aime. D'ailleurs, ils ont l'air d'apprécier. Même ligotés, même dévorés, ils bandent. Leur sexe atteint jusqu'à 1 mètre de hauteur. Les tableaux sont traversés par ces pénis perforants, qui viennent parfois se ficher dans une cuisse ou trouer une épaule.
On l'appelle «Dirty Anne». Et ça ne lui vient pas d’une enfance répressive : elle a grandi dans une famille plutôt libérale. A 17 ans, Anne quitte la banlieue bourgeoise de ses parents. Elle va vivre avec Costes, un artiste expérimental. Ensemble, ils partent trois mois en Inde. Quand ils rentrent, Anne ne se ronge plus les ongles. Elle travaille dans la restauration de meubles, entame l'école des Beaux Arts et participe aux activités d'un squatt de la proche banlieue. C'est là, qu'au bout de dix ans, les choses commencent à tourner mal : "Ce squat était très actif mais aussi très politiquement rigide : il fallait voler pour vivre et d'autres conneries pseudo-anarchisantes dans le genre. Personne ne voulait avouer qu'on vivait d'allocations ou de chèques envoyés par les parents. Il y avait des caractériels et ça a fini dans le sang avec un meurtre et une rafle des flics. J'ai passé 24 heures en cage, les filles d'un côté, les garçons de l'autre, dans une sorte d'aquarium si sale qu'on voyait à peine derrière la vitre. Il faut dire que c'était l'époque d'Action Directe !
En tout cas, j'ai commencé à travailler chez moi sur des tableaux de violence et de sexe, en reprenant de vieilles obsessions. C'était une manière de faire le ménage. J'avais besoin de raconter des histoires, de vider mon sac.»
Anne attaque alors tout ce dont elle a souffert : la domination et la brutalité. Dans ses toiles, les machos et les viragos du sexe deviennent des pantins grotesques. Les petits tyrans sont ridiculisés. Les castrateurs ratent toujours leurs effets. Anne Van Der Linden ne prend pas les violents au sérieux. Elle les manipule comme des poupées. «Tout ça, c'est du simulacre, clame-t-elle. Mes toiles ressemblent aux histoires que je me racontais avec mes jouets. C'est un plaisir vraiment enfantin. Peut-être aussi infantile d'ailleurs ! J'aime retrouver les sensations pipi-caca et les jeux de pervers polymorphe.»
Son œuvre est défoulatoire. S'inspirant de gravures anciennes, travaillant par associations d'images, Anne met à jour ce qui s'exerce obscurément dans la sexualité : une violence latente. Une volonté de possession —sublimée soit, mais parfois si peu… Quelque chose d’effrayant, que nous aimerions faire passer pour de l’amour avec des fleurs, mais qui nous rattache profondément aux lions, aux cerfs ou aux babouins. Stratégies de domination. Combats pour le titre de chef. Mon sperme sera vainqueur. Personne d’autre que moi ne t’inséminera. Même les bonobos —les plus pacifiques des primates— ne font l’amour que pour calmer toutes les tensions du groupe. C’est du sexe-service, du sexe-survie. Je te donne si tu me donnes. Anne voit tout ça d’un œil lucide. Ni revancharde, ni vengeresse, elle refuse cependant de faire le procès des hommes. Les femmes en prennent aussi pour leur grade dans ces images d’apocalypse joyeuse. Parce qu’en matière de violence, personne n’est innocent. Et qu’au fond, ça ne fait rien. La violence ne demande qu’à être canalisée, transformée, sublimée. Ça donne de l’art et du sexe. Il faut bien mettre les mains dans les intestins pour faire de délicieux coq au vin.