"Le blason du garçon" la préface de Christophe Bier dans sa version initiale
Juin 2017 Mon printemps fut miraculeusement vanderlindenien. Je fréquente les bons endroits pour le mériter. Il en existe encore à Paris qui dealent du stupre. La première trouvaille, quoi de plus naturel, est rue Gît-le-Cœur, au Regard Moderne. Jacques n’est plus là, les piles instables se sont évanouies. Jean-Pierre Faur a repris le flambeau à sa manière, plus classique dirait-on, mais les livres qui brûlent l’âme sont là, il faut fouiller, partout. Faur exhume des piles neuves de ses propres éditions. « Épuisées », elles n’étaient qu’ensevelies, dans la remise qui dégorgeait. D’anciens « Pierre la Police », des numéros du Sourire vertical maquettés par Gilles Berquet et, avec le rhodoïd imprimé, Heavy Meat, 1er trimestre 1995, premier livre sur les peintures à huile d’Anne Van der Linden. Inespéré, comme une pièce de la bibliophilie underground. Une semaine plus tard, rue Lamarck, chez le libraire Encre de Chine, un passionné de Siné et qui décore sa vitrine avec des couvertures de La Gueule ouverte illustrées par Angelo Di Marco – un homme de goût donc –, je déniche une toute petite plaquette agrafée, 15 x 17 cm, 16 pages en noir : Je veux être ton singe, texte & dessins de Anne Van der Linden, CBO éditions. Il y a même un envoi de l’auteur qui a écrit : « LA POÉSIE ça sent toujours mauvais ! » Je suis fasciné par la couverture sérigraphiée, de rouge, de noir et de gris métal, une femme rousse enlaçant un singe. Édition originale de 1999, conte exotique et cruel, un poil zoophile. Je me prends à rêver à une réédition de ce chef-d’œuvre de la pornographie clandestine, La Femme aux chiens. Un très grand texte, excitant, émouvant. Une femme qui s’ennuie découvre l’affection sexuelle des chiens, devient reine de la meute, s’abîme dans la lubricité canine. Anne Van der Linden l’illustrerait à merveille. Si j’étais une éminence rouge qui souffle à l’oreille des éditeurs des textes sulfureux, j’imposerais Anne Van der Linden. Un peu comme lorsque André Ruellan, brièvement directeur éditorial de la collection « Gore » du Fleuve Noir, avait imposé son copain Topor, qui ringardisa en une dizaine de couvertures l’illustrateur précédent. Le 1er juin, je vais au salon du livre de Saint-Sulpice. Les éditeurs Anne et Shige y tiennent un stand rempli de graphzines et de situationnistes. Je leur apporte le livre que je viens d’éditer sur le dessinateur SM Joseph Farrel. De la mine de plomb, très hard, sans barrières, sans consentement, noir et bouleversant, ils sauront le vendre. Et voici que je trouve chez eux une poignée de Screw et deux autres Van der Linden en provenance directe de chez l’artiste, m’explique Shige. Je suis décidément comblé. Le Poil est une petite plaquette oblongue cousue des éditions Les 4 Mers, imprimée en noir et rouge en fin 1999. Des dessins au trait accompagnent un texte de Morvandiau. J’y vois justement une femme aux chiens, avec des gants noirs : le string et le soutien-gorge sont des têtes de clébards. Le Rationnement de l’air date de 1997, publié par l’Art Pénultième, sous une couverture muette en papier argenté qui renvoie la lumière. Il n’y a eu que 100 exemplaires. Drôle d’objet. Je ne comprends pas bien les textes, il y manque trop de ponctuations. Les dessins au trait d’Anne Van der Linden font ressentir une oppression domestique. Dans une chambre, une femme éviscérée et tranquille ; dans une cage d’escalier, deux femmes nues poignardées au couteau de cuisine, l’une au ventre, l’autre au sexe. L’artiste œuvre depuis des années dans le dessin de presse, publiant souvent dans VST – Vie Sociale et Traitements, revue de santé mentale des éditions Érès. Je voudrais diriger, ne serait-ce qu’un an, Le Nouveau Détective, conduire à sa pleine réussite le journal-étalon des folies sordides. Je reviendrais alors aux somptueuses couvertures dessinées, propulserais Anne Van der Linden en hérétique héritière du génial Di Marco. Elle oserait ce que le farceur Angelo s’est toujours interdit. Il figeait les drames sexuels dans la seconde de tension qui précédait l’irrémédiable. Anne se complairait dans l’acte dément, dans la beauté scabreuse du résultat : des corps en convulsions, qui s’emmêlent et se mutilent. Dans les kiosques, chaque semaine, un dessin en couleurs, grand format, nous éclabousserait : La fille-mère dévorait chaque jour un peu de son enfant ; Elle avait greffé la gueule de son lévrier sur le cou de son amant ; Il l’aimait pour ses fèces ; Il portait la nuit la poitrine découpée de son épouse, etc. Le 2 juin, je me croyais rassasié d’Anne Van der Linden. Or je me rends à Ménilmontant, au Monte-en-l’Air, pour y acheter la compilation des Man Bag de Stu Mead, sortie chez Divus. Et je tombe sur le tout sérigraphié Pot Pourri publié par Le Dernier Cri et une rareté de 1999, chez CBO, Bovary’s Boys, tirée à 120 exemplaires. Ça fait six ! En quelques jours… Quand, à la fin de ce mois de juin, Anne Van der Linden me contacte pour me demander une préface, je ne suis donc presque pas surpris. À force de croiser ainsi sa production, un sortilège s’en est mêlé. Le collectionneur attentif est récompensé pour sa passion : un ouvrage inédit cette fois, à paraître. Le Blason du garçon peut se lire comme une histoire de démembrements et d’anthropophagie passionnelle. Ce ne sont plus les personnages qui débitent les corps, mais les artistes, par les mots de Nitcheva Osanna, par les gravures d’AVDL, dans une énumération fétichiste des abattis des garçons, non sans un humour vache. Le blason est un exercice poétique traditionnellement réservé au corps de la femme. Les poètes y trahissaient leur fascination de la femme, un corps-énigme qu’ils ne parvenaient jamais à élucider. Nos deux poétesses sont frappées de la même fatale malédiction : quel secret renferme le sexe opposé ? Avant-bras, bouche, cheveux, douces bourses aux œufs d’or, détachées et suspendues en salle de sport pour boxeuses à l’entraînement, cuisses, doigts, fesses, hanches, pieds, pièces amoureusement détachées, dépecées, gilet en torse masculin qui brouille les genres. Ce livre est l’éloge d’un mystère. Christophe Bier